Nouvelle/Traversée des Noirs

Publié le par Ateliers de traverse 14

            Sans titre-True Color-09Leur souffle coupé retentit dans l'obscurité comme le plus grand roulement de tambour de tous les temps. Je m'avance, lentement, prêt à faire un dernier tour de piste avant de faire ma révérence. Tout est rodé, calculé, au millimètre près. Tout doit se passer sans embûche et pourtant je me sens comme un novice pré-pubère. Si seulement. Si seulement vous connaissiez l'angoisse qui vous attrape sans crier gare. Celle qui vous noue les tripes et rend votre imagination prolixe en scénarios catastrophes. Je me demande si tout va bien se passer, si ce n'est pas en faire trop, si mon tour n'est pas déjà trop vu et enclin à l'ennui. Paranoïa. Paralysé. Je marche au beau milieu d'une foule de gens que je ne vois pas, cherchant la marque habituelle que je laisse au centre de la piste pour un placement parfait. Je connais si bien la suite. La nuit deviendra obscurité, puis tamisée, pour enfin muter en une parfaite clarté, ni trop éblouissante, ni trop sanglante. Et puis, ce n'est qu'un dernier saut, comme au bon vieux temps où je n'avais ni obligation, ni crainte, seulement l'envie de tout donner pour obtenir la suprême récompense. Les voir se déchaîner, aliénés à mes pas, aliénés à mes sourires, suspendus à mes mots. Jusqu'à ce que la lumière s'éteigne et que la nuit m'arrache à ce plaisir une dernière fois. Elle me rendait une vigueur vitale. Je me souviens de l'élan. Vague de frissons qui me parcouraient l'aine. Je me souviens tant et si bien que ma seule réelle angoisse est de ne pas la ressentir à nouveau et d'avoir pris ce risque pour si peu. Et si je ne pouvais quitter la lumière, refusant d'être contraint au silence, au passé des chimères. Après tant de succès, finir sur un échec, je ne pourrais le supporter. Et puis ce n'est pas n'importe quelle fois. Pas seulement la dernière, la seule que je n'ai jamais réussi à conquérir. Quand quelque chose vous glisse entre les doigts, mais en plus, comme une rose, vous écharde à chaque fois que vous décidez d'y revenir. Et un beau jour, vous savez qu'il n'y aura pas d'autres opportunités et que rater celle-là, c'est mettre en péril toutes ces années où vous avez travaillé sur vous-même. Oui, si je n'en sors pas victorieux, je ne pourrai que regretter les sacrifices, les engagements, les espoirs. Je serai l’idiot qu'elle retiendra. Le pathétique qu'elle critiquera. Le ridicule dont elle rira. Et tous m'achèveront de leurs phrases assassines. Je les entends d'ici : "Pourquoi a-t-il osé revenir en arrière et croire que ce serait encore possible ? C'était la fois de trop pour lui." Qui ne tente rien n'a rien. Alors je m'avance en comptant les secondes avant que le monde ne m'éclaire, hésitant et frustré… 10 - 9 - 8 … Si bien que je me demande pourquoi je ne fais pas demi-tour. J'ai beaucoup à perdre. Rien à y gagner…

7 - 6… Ma vie me convient telle qu'elle est aujourd'hui, je ne veux pas reprendre ma vie passée, et je ne suis pas du genre nostalgique d'un bon vieux temps qui m'a fait souffrir plus qu'on ne pourrait l'imaginer… 4 - 3… Prendre ce risque, au fond, c'est tout simplement voir si je peux encore connaître le succès et si je peux lui plaire à nouveau. Mieux encore, voir si même elle, ne m'oublie pas… 1… Les lumières s'allument. Je ne peux plus faire marche arrière et me faire traiter de couard. Je ne peux qu'avancer. Si je me souviens bien, au début, je dois attendre que son attention toute entière soit braquée sur moi. Ensuite, sourire, pour être remarqué et donner le sentiment que nous nous sommes quittés hier, sans pour autant faire dans le mélodramatique. Je vois deux yeux, en face de moi, imprégnés d'appréhension et de douceur. Et je me souviens… C'était si palpitant que nul ne pourrait renoncer à ça. C'est plus fort que le reste, une pulsion qui vous transporte ! J'ai bien fait de revenir là, de laisser les douleurs passées, les engagements présents, les envies futures. Retrouver une saveur d'antan qui me rappelle que malgré la douleur, malgré les erreurs et le jugement, c'était quand même bon. Une odeur de déjà-vu. Je souris gauchement et je tente de contrôler chacun de mes gestes. Je connais la parade sur le bout des doigts. Chacune de ses inflexions, au rythme près. Ne pas trop s'avancer, garder une distance sécuritaire, donner l'impression d'être l'homme le plus heureux du monde, sans jamais sourciller. Etre proche sans être étouffant. Ce n'est plus la même complicité, je le vois bien. En même temps, ça fait tellement longtemps. Et j'entends ma voix s'élever dans les airs. "Bonjour, ça fait longtemps, que deviens-tu ?". Parler des banalités. Sourire. Me montrer drôle et émouvant. Sourire. Redevenir l'inavouable tentation. Le temps d'être revigoré par la victoire et se dire que les années ne m'ont pas lessivé. Puis retourner à l'obscurité, satisfait et rassasié. Juste un dernier tour de piste avant de faire sa révérence.

Cécile Azzouza - Mars 2013

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