Ce qui me dépayse

Publié le par Ateliers de traverse 14

 

Ce qui ne me dépayse pas, c’est le début. Les 20 kilomètres en mobylette, champs glacés, casque couvert de givre, ou de rosée, ou de neige. Ce qui ne dépayse pas c’est l’arrivée sur la Nationale, la descente de la rue Jean Moulin, la Poterie juste en bas, l’attente de la DS sur pneumatique au collège des filles de Notre-Dame, les vitres teintées et les 120 kms jusqu’à Rouen, dans les silences en lacets, confortablement installée dans quelque chose d’interminable avant l’arrivée sur les Docks, la tour impersonnelle des Archives.

Ce qui ne me dépayse pas c’est l’ordre instable des ponts. Les silhouettes qui arpentent des quais microscopiques où tangue le ventre bleu des péniches. Le chœur du dimanche matin et la tôle ondulée où crépite la pluie. Ce qui ne me dépayse pas c’est le dernier palier branlant, les papillons exotiques rue des Bons Enfants, les vitraux du 14ème siècle et l’ombre que laissent les souvenirs quand ils marchent. Ce qui ne me dépayse pas c’est le décalage, c’est la violence, c’est l’indifférence.

C’est la fumée croupie, c’est le ciel comme du lait caillé sur la Seine, c’est le cul d’une fille derrière les banquettes du Yellow Cab, c’est le pigeon efflanqué qui s’est arrêté de picorer place Jeanne d’Arc, c’est le monogramme de chez Varin sur les porte-couverts minimalistes, c’est le pull à roses rouges du marché Saint-Marc, c’est le coupon gris de la friperie, c’est le Gin ramené d’Angleterre par Philippe Ringuenet. Ce qui ne me dépayse pas, c’est l’arrière-salle, c’est le profil de l’étudiante en lettres avec un panier en osier et des gros seins.

Ce qui ne me dépayse pas c’est la vieillerie, c’est le noir absolu, c’est le sentiment d’asphyxie dans la rue du Contrat social. C’est le sentiment d’abandon sous un toit pointu déconnecté du monde. C’est le coup précis de la botte sur mon sternum après les Chihuahuas. C’est l’errance à toute heure du jour et de la nuit, comme déplacés d’un cran. Ce qui ne me dépayse pas, c’est de baiser avec le petit jeune homme, c’est de promener un chien dalmatien dans les rues de Rouen.

Ce qui ne me dépayse pas c’est JR, c’est Horst Tappert, c’est Stéphanie de Monaco, c’est la boule de flipper, c’est Le Renard, c’est l’épée des chevaliers et la conjonction des corps, c’est l’épreuve de Misère, c’est le torchon brodé Suzanne B, la malédiction de Vellini, la fille qui fait ses gammes au violon, rue Saint-Romain. Ce qui ne me dépayse pas c’est celle qui ne mange que des glaces, qui vole des blousons Armani, qui collectionne les animaux empaillés, c’est celle qui a un nez de clown, qui est bi, qui préfère les shoots au-dessus du Robec, c’est celle ne peut pas sortir parce que son mec est jaloux.

Ce qui ne me dépayse pas c’est l’ascèse, c’est le sacrifice, c’est l’échangisme. C’est le nouvel amour, plus sombre, plus dense, plus précis. C’est la domination des falaises sur la langueur écœurante du fleuve. C’est la ferveur du Romantisme sur le pont Guillaume, c’est le parcours du Ténébreux qui porte des bas pour la première fois, c’est l’étage humide où l’on va chercher le beurre, le passage étroit où Rouen devient orange comme un sous pull en lycra.

 

Isabelle Vincent

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